Las Palabras, Pablo Neruda

Las Palabras, Pablo Neruda

vendredi 31 octobre 2014

Séance 4 : extrait de "Les Chants de Maldoror" de Lautréamont


Prochaine séance: mardi 4 novembre en salle F615 à la Sorbonne (entrée rue Cujas) à 18h30.
On vous attend nombreux!
Pour ceux qui ne connaissent pas la salle, on vous attendra en bas.
Voici le texte à lire pour mardi:

                            

Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits isolés des campagnes, l’on voit, plongé dans d’amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L’ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en s’aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j’étais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange ; maintenant, j’y suis habitué. Le vent gémit à travers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sa grave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux qui l’entendent. Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurs chaînes, s’échappent des fermes lointaines ; ils courent dans la campagne, ça et là, en proie à la folie. Tout à coup, ils s’arrêtent, regardent de tous les côtés avec une inquiétude farouche, l’œil en feu ; et, de même que les éléphants, avant de mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel, élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes, de même les chiens laissent leurs oreilles inertes, élèvent la tête, gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour à tour, soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chat blessé au ventre au-dessus d’un toit, soit comme une femme qui va enfanter, soit comme un moribond atteint de la peste à l’hôpital, soit comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l’ouest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l’obscurité ; contre l’air froid qu’ils aspirent à pleins poumons, qui rend l’intérieur de leur narine, rouge, brûlant ; contre le silence de la nuit ; contre les chouettes, dont le vol oblique leur rase le museau, emportant un rat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pour les petits ; contre les lièvres, qui disparaissent en un clin d’œil ; contre le voleur, qui s’enfuit au galop de son cheval après avoir commis un crime ; contre les serpents, remuant les bruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les dents ; contre leurs propres aboiements, qui leur font peur à eux-mêmes ; contre les crapauds, qu’ils broient d’un coup sec de mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais ?) ; contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sont autant de mystères qu’ils ne comprennent pas, qu’ils veulent découvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; contre les araignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent sur les arbres pour se sauver ; contre les corbeaux, qui n’ont pas trouvé de quoi manger pendant la journée, et qui s’en reviennent au gîte l’aile fatiguée ; contre les rochers du rivage ; contre les feux, qui paraissent aux mâts des navires invisibles ; contre le bruit sourd des vagues ; contre les grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos noir, puis s’enfoncent dans l’abîme ; et contre l’homme qui les rend esclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes par dessus les fossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées. On les dirait atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongés épouvantent la nature. Malheur au voyageur attardé ! Les amis des cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront avec leur bouche d’où tombe du sang ; car, ils n’ont pas les dents gâtées. Les animaux sauvages, n’osant pas s’approcher pour prendre part au repas de chair, s’enfuient à perte de vue, tremblants. Après quelques heures, les chiens, harassés de courir ça et là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, se précipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu’ils font, et se déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ils n’agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux, ma mère me dit : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu’ils font : ils ont soif insatiable de l’infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains, à la figure pâle et longue."

Les Chants de Maldoror - comte de Lautréamont  (1869)

dimanche 19 octobre 2014

Prochaine séance: mardi 21 octobre

La prochaine séance de "Paroles - Le Club de lecture" se déroulera le mardi 21 octobre de 18h30 à 20h00 en salle F615, à la Sorbonne (entrée par rue Cujas).

Nous discuterons autour d'un extrait de Paris est une fête (titre original: A Moveable Feast) de Ernest Hemingway (voire publication précédente pour accéder à l'extrait).

Le portrait des critiques, Nikkias, 1971


A bientôt!

Séance 3: Extrait de "Paris est une fête", Hemingway


UNE QUESTION DE TAILLE
Bien plus tard, après que Zelda eut traversé ce qu’on appela alors sa première dépression nerveuse, il arriva que nous nous trouvions à Paris au même moment, et Scott m’invita à déjeuner chez Michaud, au coin de la rue Jacob et de la rue des Saints-Pères. Il me dit qu’il avait une question très grave à me poser, que c’était ce qui lui importait le plus au monde et que je devais lui donner une réponse absolument sincère. Je dis que je ferais de mon mieux. Lorsqu’il me demandait une réponse absolument sincère – chose fort difficile à fournir – et que j’essayais d’être franc, il se fâchait, et souvent ce n’était pas au moment où j’avais donné ma réponse, mais plus tard, et parfois longtemps après, quand il l’avait bien ruminée. Il aurait voulu alors pouvoir anéantir les mots que j’avais prononcés et parfois m’anéantir moi aussi par la même occasion.
Il but du vin au cours du repas, et n’en fut pas affecté, car il ne s’était pas préparé au déjeuner par des libations antérieures. Nous parlions de notre travail et des gens, et il me demanda des nouvelles de ceux que nous n’avions pas vus depuis un certain temps. J’appris qu’il était en train d’écrire un bon livre et qu’il avait de grands problèmes à résoudre à ce propos, pour beaucoup de raisons, mais que ce n’était pas de cela qu’il voulait me parler. J’attendais toujours de savoir à quelle question je devais faire une réponse absolument sincère ; mais il n’en souffla mot avant la fin du repas, comme si nous faisions un déjeuner d’affaires.
Finalement, alors que nous mangions la tarte aux cerises, et buvions une dernière carafe de vin, il dit : « Tu sais que je n’ai jamais couché avec personne d’autre que Zelda.
— Je ne savais pas.
— Je croyais te l’avoir dit.
— Non. Tu m’as dit des tas de choses, mais pas ça.
— C’est à ce propos que je dois te poser une question.
— Bon. Vas-y.
— Zelda m’a dit qu’étant donné la façon dont je suis bâti, je ne pourrais jamais rendre aucune femme heureuse, et que c’était cela qui l’avait inquiétée au début. Elle m’a dit que c’était une question de taille. Je ne me suis plus jamais senti le même depuis qu’elle m’a dit ça et je voudrais savoir vraiment ce qu’il en est.
— Passons au cabinet, dis-je.
— Le cabinet de qui ?
— Le water », dis-je.

Nous revînmes nous asseoir dans la salle, à notre table. « Tu es tout à fait normal, dis-je. Tu es très bien. Tu n’as rien à te reprocher. Quand tu te regardes de haut en bas, tu te vois en raccourci. Va au Louvre et regarde les statues, puis rentre chez toi, et regarde-toi de profil dans le miroir.
— Ces statues ne sont peut-être pas à la bonne dimension.
— Elles font le poids. Bien des gens pourraient les envier.
— Mais pourquoi a-t-elle dit ça ?
— Pour te rendre incapable d’initiative. C’est le plus vieux moyen du monde pour rendre un homme incapable d’initiative. Scott, tu m’as demandé de te donner une réponse absolument sincère et je pourrais t’en dire plus long encore, mais je t’ai dit la vérité absolue et c’est ce qu’il te faut. Tu aurais pu aller consulter un médecin.
— Je n’ai pas voulu. Je voulais que tu me dises la vérité.
— Est-ce que tu me crois maintenant ?
— Je ne sais pas, dit-il.
— Allons au Louvre, dis-je. C’est juste au bas de la rue, de l’autre côté de l’eau. »

Nous allâmes au Louvre et il examina les statues, mais il avait encore des doutes. « Au fond, ce n’est pas une question de taille au repos, dis-je. Cela dépend aussi des dimensions qu’il prend. C’est aussi une question d’angle. » Je lui expliquai comment se servir d’un oreiller et un certain nombre d’autres choses utiles à savoir. « Il y a une fille qui se montre très gentille pour moi, dit-il, mais après ce que Zelda m’a dit…
— Oublie ce que Zelda t’a dit, dis-je. Zelda est folle. Tu es tout à fait normal. Aie confiance, et donne à cette fille ce qu’elle attend de toi. Zelda ne cherche qu’à te détruire.
— Tu ne connais pas Zelda.
— Très bien, dis-je. N’en parlons plus. Mais tu m’as invité à déjeuner pour me poser une question et je t’ai répondu en toute franchise. » Mais il avait toujours des doutes. « On va voir quelques tableaux ? Demandai je. As-tu jamais vu un tableau ici, à part La Joconde ? 
— Je n’ai pas envie de voir des tableaux aujourd’hui, dit-il, et j’ai rendez-vous avec des gens, au bar du Ritz. »

Bien des années plus tard, au bar du Ritz, longtemps après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Georges, qui est maintenant le barman en chef et qui était chasseur au temps où Scott vivait à Paris, me demanda : «Papa, qui était ce Mr Fitzgerald dont tout le monde veut me faire parler ?
— Vous ne l’avez pas connu ?
— Non. Je me rappelle tous les gens de cette époquelà, mais on ne me pose plus de questions que sur lui maintenant.
— Qu’est-ce que vous répondez ?
— Tout ce que les gens trouvent intéressant à entendre. Ce qui leur fait plaisir. Mais dites-moi qui c’était.
— C’était un écrivain américain, très connu au début des années vingt et plus tard aussi, il a vécu quelque temps à Paris et à l’étranger.
— Mais comment ai-je pu l’oublier ? C’était un bon écrivain ?
— Il a écrit deux très bons livres et un autre qu’il n’a pas terminé mais qui aurait été très bon, au dire de ceux qui connaissent le mieux son oeuvre. Il a écrit aussi quelques nouvelles excellentes.
— Est-ce qu’il fréquentait beaucoup le bar ?
— Je crois.
— Mais vous ne veniez pas ici, au début des années vingt. Je sais que vous étiez pauvre et que vous habitiez un autre quartier.
— Quand j’avais de l’argent, j’allais au Crillon.
— Je sais cela aussi. Je me rappelle très bien quand je vous ai vu pour la première fois.
— Moi aussi.
— C’est drôle que je n’aie aucun souvenir de lui, dit Georges.
— Tous ces gens sont morts.
— On n’oublie quand même pas les gens parce qu’ils sont morts et on me pose beaucoup de questions sur lui. Il faut que vous me racontiez quelque chose sur lui, pour mes mémoires.
— D’accord.
— Je me rappelle comment vous êtes arrivés ici, une nuit, avec le baron von Blixen ; en quelle année était ce… ? (Il sourit.)
— Il est mort, lui aussi.
— Oui, mais on ne l’oublie pas : vous voyez ce que je veux dire ?
— Sa première femme écrivait merveilleusement bien, dis-je. Elle a écrit le meilleur livre, peut-être, que j’aie jamais lu, sur l’Afrique. Excepté le livre de Sir Samuel Baker sur les affluents du Nil en Abyssinie. Mettez ça dans vos mémoires. Puisque vous vous intéressez aux écrivains à présent.
— Bon, dit Georges. Le baron n’était pas un homme qu’on oublie. Quel est le titre du livre ?
— La Ferme africaine, dis-je. Blickie était toujours très fier des oeuvres de sa première femme. Mais nous nous connaissions déjà bien avant qu’elle n’ait écrit ce livre.
— Mais ce Mr Fitzgerald sur qui on me pose toujours des questions ?
— C’était du temps de Frank.
— Oui, mais j’étais chasseur. Vous savez ce que c’est qu’un chasseur.
— Je mettrai quelque chose sur lui dans un livre que j’écrirai sur mes premières années à Paris. Je me suis promis d’écrire ce livre.
— Bon, dit Georges.
— Je le décrirai exactement comme je me le rappelle, la première fois que je l’ai vu.
— Bon, dit Georges. Comme ça, s’il est venu ici, ça me rafraîchira la mémoire. Après tout, on n’oublie pas les gens comme ça.
— Et les touristes ?
— Bien sûr. Mais vous disiez qu’il venait ici très souvent ?
— Très souvent, pour un homme comme lui.
— Vous écrivez quelque chose sur lui, d’après vos souvenirs, et s’il venait ici, ça me le remettra en mémoire.
— On verra bien », dis-je.

Paris est une fête
Ernest Hemingway

Traduit de l'anglais par Marc Saporta
(édition Gallimard)



lundi 13 octobre 2014

Séance 2: Extrait de "La Condition humaine" de Malraux


Couverture de l'édition Folio


"Minuit et demi.
Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L'angoisse lui tordait l'estomac ; il connaissait sa propre fermeté, mais n'était capable en cet instant que d'y songer avec hébétude, fasciné par ce tas de mousseline blanche qui tombait du plafond sur un corps moins visible qu'une ombre, et d'où sortait seulement ce pied à demi incliné par le sommeil, vivant quand même - de la chair d'homme. La seule lumière venait du building voisin : un grand rectangle d'électricité pâle, coupé par les barreaux de la fenêtre dont l'un rayait le lit juste au-dessous du pied comme pour en accentuer le volume et la vie. Quatre ou cinq klaxons grincèrent à la fois. Découvert ? Combattre, combattre des ennemis qui se défendent, des ennemis éveillés !
La vague de vacarme retomba : quelque embarras de voitures (il y avait encore des embarras de voitures, là-bas, dans le monde des hommes...). Il se retrouva en face de la tache molle de la mousseline et du rectangle de lumière, immobiles dans cette nuit où le temps n'existait plus. Il se répétait que cet homme devait mourir. Bêtement : car il savait qu'il le tuerait. Pris ou non, exécuté ou non, peu importait. Rien n'existait que ce pied, cet homme qu'il devait frapper sans qu'il se défendît, - car, s'il se défendait, il appellerait.
Les paupières battantes, Tchen découvrait en lui, jusqu'à la nausée, non le combattant qu'il attendait, mais un sacrificateur. Et pas seulement aux dieux qu'il avait choisis : sous son sacrifice à la révolution, grouillait un monde de profondeurs auprès de quoi cette nuit écrasée d'angoisse n'était que clarté. « Assassiner n'est pas seulement tuer... » Dans ses poches, ses mains hésitantes tenaient, la droite un rasoir fermé, la gauche un court poignard. Il les enfonçait le plus possible, comme si la nuit n'eût pas suffi à cacher ses gestes. Le rasoir était plus sûr, mais Tchen sentait qu'il ne pourrait jamais s'en servir ; le poignard lui répugnait moins. Il lâcha le rasoir dont le dos pénétrait dans ses doigts crispés ; le poignard était nu dans sa poche, sans gaine. Il le fit passer dans sa main droite, la gauche retombant sur la laine de son chandail et y restant collée. Il éleva légèrement le bras droit, stupéfait du silence qui continuait à l'entourer, comme si son geste eût dû déclencher quelque chute. Mais non, il ne se passait rien : c'était toujours à lui d'agir."


La condition humaine
André Malraux



 La prochaine séance se déroulera le MARDI 14 OCTOBRE, de 18h30 à 20h00, en Sorbonne SALLE F615.