Texte 1. LAUTRÉAMONT
J’ai fait un pacte avec la prostitution afin de semer le désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit qui précéda cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau. J’entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui me dit : « Je vais t’éclairer. Lis l’inscription. Ce n’est pas de moi que vient cet ordre suprême. » Une vaste lumière couleur de sang, à l’aspect de laquelle mes mâchoires claquèrent et mes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu’à l’horizon. Je m’appuyai contre une muraille en ruine, car j’allais tomber, et je lus : « Ci-gît un adolescent qui mourut poitrinaire : vous savez pourquoi. Ne priez pas pour lui. » Beaucoup d’hommes n’auraient peut-être pas eu autant de courage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint se coucher à mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste : « Tu peux te relever. » Je lui tendis la main avec laquelle le fratricide égorge sa sœur. Le ver luisant, à moi : « Toi, prends une pierre et tue-la. — Pourquoi ? lui dis-je. » Lui, à moi : « Prends garde à toi ; le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s’appelle Prostitution. » Les larmes dans les yeux, la rage dans le cœur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je pris une grosse pierre ; après bien des efforts, je la soulevai avec peine jusqu’à la hauteur de ma poitrine ; je la mis sur l’épaule avec les bras. Je gravis une montagne jusqu’au sommet : de là, j’écrasai le ver luisant. Sa tête s’enfonça sous le sol d’une grandeur d’homme ; la pierre rebondit jusqu’à la hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac, dont les eaux s’abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusant un immense cône renversé. Le calme reparut à la surface ; la lumière de sang ne brilla plus. « Hélas ! hélas ! s’écria la belle femme nue ; qu’as-tu fait ? » Moi, à elle : « Je te préfère à lui ; parce que j’ai pitié des malheureux. Ce n’est pas ta faute, si la justice éternelle t’a créée. » Elle, à moi : « Un jour, les hommes me rendront justice ; je ne t’en dis pas davantage. Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n’y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu, toi qui m’as aimée ! » Moi, à elle : « Adieu ! Encore une fois : adieu ! Je t’aimerai toujours !... Dès aujourd’hui, j’abandonne la vertu. » C’est pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez le vent d’hiver gémir sur la mer et près de ses bords, ou au-dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pour moi, ou à travers les froides régions polaires, dites : « Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui passe : ce n’est que le soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements graves du Montévidéen. » Enfants, c’est moi qui vous le dis. Alors, pleins de miséricorde, agenouillez-vous ; et que les hommes, plus nombreux que les poux, fassent de longues prières.
Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror (Chant I strophe 7)- 1869
Texte 2. BAUDELAIRE
"Remords Posthume"
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
- Et le ver rongera ta peau comme un remords.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal (1857)
Las Palabras, Pablo Neruda
lundi 16 février 2015
Séance du 4 janvier: "Spoon River", E. L. Masters
L’anthologie de Spoon River (1915) de E.L.Masters est un recueil de poèmes, dont les protagonistes sont les habitants du village de Spoon River situé au-dessus d’une rivière, rivière éponyme et réelle de l’Illinois. Tous ces habitants sont enterrés sur la colline, et ils parlent, forment une constellation de fantômes ferraillant dans les vicissitudes de leurs passé, de leurs relations, de leurs commerces, de leurs amours
Trainor, the Druggist
Only the chemist can tell, and not always the chemist,
What will result from compounding
Fluids or solids.
And who can tell
How men and women will interact
On each other, or what children will result?
There were Benjamin Pantier and his wife,
Good in themselves, but evil toward each other;
He oxygen, she hydrogen,
Their son, a devastating fire.
I Trainor, the druggist, a miser of chemicals,
Killed while making an experiment,
Lived unwedded.
Trainor, le Pharmacien
Seul le chimiste peut le dire, et encore pas toujours,
ce qui résultera du mélange
des fluides et des solides.
Et qui est capable de dire
comment les hommes et les femmes vont interagir
l’un l’autre et quels enfants en résulteront ?
Il y avait Benjamin Pantier et sa femme,
bons en eux-mêmes, mais mauvais l’un pour l’autre
Lui, oxygène , elle hydrogène
leur fils : un incendie dévastateur
Moi, Trainor, pharmacien,
tué au cours d’une expérience,
j’ai vécu sans me marier.
George Gray
I have studied many times
The marble which was chiseled for me-
A boat with a furled sail at rest in a harbor.
In truth it pictures not my destination
But my life.
For love was offered me and I shrank from its disillusionment;
Sorrow knocked at my door, but I was afraid;
Ambition called to me, but I dreaded the chances.
Yet all the while I hungered for meaning in my life.
And now I know that we must lift the sail
And catch the winds of destiny
Wherever they drive the boat.
To put meaning in one's life may end in madness,
But life without meaning is the torture
Of restlessness and vague desire-
It is a boat longing for the sea and yet afraid.
George Gray
J'ai souvent bien observé le marbre
Qui a été taillé pour moi-
Un bateau avec une voile enroulée qui dormait au port.
En vérité, il ne représentait pas ma destination
Mais ma vie.
Parce que l'amour m'a été offert mais j’ai fui ses désillusions;
La douleur a frappé à ma porte, mais j'ai eu peur;
L'ambition m'a fait signe, mais j'ai détruit mes chances.
Et pourtant, pendant tout ce temps je mourais de trouver un sens à ma vie.
Maintenant je sais qu'il nous faut lever les voiles
et prendre les vents du destin,
où qu'ils mènent le bateau.
Vouloir donner un sens à sa vie peut conduire à la folie,
Mais une vie vide de sens c'est la torture
De connaître le désir sans jamais l'assouvir-
C'est un bateau qui espère l'océan et qui en a peur.
Francis Turner
I could not run or play In boyhood.
In manhood I could only sip the cup,
Not drink-- For scarlet-fever left my heart diseased.
Yet I lie here
Soothed by a secret none but Mary knows:
There is a garden of acacia,
Catalpa trees, and arbors sweet with vines--
There on that afternoon in June By Mary's side--
Kissing her with my soul upon my lips
It suddenly took flight.
Francis Turner
Je ne pouvais ni courir ni jouer,
petit garçon.
Homme, je ne pouvais que poser les lèvres sur la coupe,
jamais boire -
La fièvre de la scarlatine me céda un cœur malade.
Pourtant je repose ici
consolé d’un secret que seul Mary connaît :
il y avait un jardin d`acacias
et de catalpas, des pergolas douces de vignes —
là, un après-midi de juin
Près de Mary,
tandis que je l’embrassai l’âme aux lèvres
soudain l’âme s’envola.
Trainor, the Druggist
Only the chemist can tell, and not always the chemist,
What will result from compounding
Fluids or solids.
And who can tell
How men and women will interact
On each other, or what children will result?
There were Benjamin Pantier and his wife,
Good in themselves, but evil toward each other;
He oxygen, she hydrogen,
Their son, a devastating fire.
I Trainor, the druggist, a miser of chemicals,
Killed while making an experiment,
Lived unwedded.
Trainor, le Pharmacien
Seul le chimiste peut le dire, et encore pas toujours,
ce qui résultera du mélange
des fluides et des solides.
Et qui est capable de dire
comment les hommes et les femmes vont interagir
l’un l’autre et quels enfants en résulteront ?
Il y avait Benjamin Pantier et sa femme,
bons en eux-mêmes, mais mauvais l’un pour l’autre
Lui, oxygène , elle hydrogène
leur fils : un incendie dévastateur
Moi, Trainor, pharmacien,
tué au cours d’une expérience,
j’ai vécu sans me marier.
George Gray
I have studied many times
The marble which was chiseled for me-
A boat with a furled sail at rest in a harbor.
In truth it pictures not my destination
But my life.
For love was offered me and I shrank from its disillusionment;
Sorrow knocked at my door, but I was afraid;
Ambition called to me, but I dreaded the chances.
Yet all the while I hungered for meaning in my life.
And now I know that we must lift the sail
And catch the winds of destiny
Wherever they drive the boat.
To put meaning in one's life may end in madness,
But life without meaning is the torture
Of restlessness and vague desire-
It is a boat longing for the sea and yet afraid.
George Gray
J'ai souvent bien observé le marbre
Qui a été taillé pour moi-
Un bateau avec une voile enroulée qui dormait au port.
En vérité, il ne représentait pas ma destination
Mais ma vie.
Parce que l'amour m'a été offert mais j’ai fui ses désillusions;
La douleur a frappé à ma porte, mais j'ai eu peur;
L'ambition m'a fait signe, mais j'ai détruit mes chances.
Et pourtant, pendant tout ce temps je mourais de trouver un sens à ma vie.
Maintenant je sais qu'il nous faut lever les voiles
et prendre les vents du destin,
où qu'ils mènent le bateau.
Vouloir donner un sens à sa vie peut conduire à la folie,
Mais une vie vide de sens c'est la torture
De connaître le désir sans jamais l'assouvir-
C'est un bateau qui espère l'océan et qui en a peur.
Francis Turner
I could not run or play In boyhood.
In manhood I could only sip the cup,
Not drink-- For scarlet-fever left my heart diseased.
Yet I lie here
Soothed by a secret none but Mary knows:
There is a garden of acacia,
Catalpa trees, and arbors sweet with vines--
There on that afternoon in June By Mary's side--
Kissing her with my soul upon my lips
It suddenly took flight.
Francis Turner
Je ne pouvais ni courir ni jouer,
petit garçon.
Homme, je ne pouvais que poser les lèvres sur la coupe,
jamais boire -
La fièvre de la scarlatine me céda un cœur malade.
Pourtant je repose ici
consolé d’un secret que seul Mary connaît :
il y avait un jardin d`acacias
et de catalpas, des pergolas douces de vignes —
là, un après-midi de juin
Près de Mary,
tandis que je l’embrassai l’âme aux lèvres
soudain l’âme s’envola.
Séance du 29 janvier: "Dingo", Mirbeau
Et Dingo, derrière moi, sur mes talons,
la tête basse, haletant d’avoir trop couru, tire une langue très longue, très
rouge, d’où tombent des gouttes de sueur.
Nous montons une côte raide, raboteuse, dont le sol rouge semble une coulée de fonte sous l'implacable soleil. Je vois de nombreux escadrons de fourmis traverser la chaussée, se hâter vers des razzias et des massacres.
À quelques pas devant nous, un petit homme déjà vieux, et qui boite, la poitrine sanglée d’une bricole de cuir, un mouchoir bleu lui couvrant la nuque, traîne péniblement une charette à bras chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute. La misère l’a chassé de quelque part et il va quelque part, comme tout le monde, vers une autre misère… Nous le dépassons.
— Bon Dieu ! souffle-t-il, sans se tourner vers moi… Bon Dieu, qu’il fait chaud !
Il s’arrête un moment, pour reprendre haleine et il essuie du revers de sa manche poussiéreuse son front ruisselant de sueur.
Dingo, lui aussi, s’est arrêté, les yeux fixés sur le petit homme qui continue de geindre. Il semble réfléchir profondément. Et, peu à peu, il oublie son essoufflement, ne sent plus sa fatigue. Il se redresse, les oreilles hautes, sa queue bat, époussette l’air par mouvements précipités. Puis, gravement, il vient près de l’homme, se range tout contre l’homme, de façon que ses flancs louchent les jambes du pauvre diable. Il a l’air de lui dire :
— Fais-moi un peu de place que je t’aide…
L’homme sourit et rajuste la bricole sur sa poitrine.
— Attends, mon garçon… attends un peu… murmure-t-il.
Sa figure est ravagée, mais point méchante… Ce n’est qu’une pauvre figure, grisâtre, abêtie par la fatigue, sur laquelle le malheur a creusé, de sa gorge, comme dans du bois vermoulu des trous rugueux.
Et telle est la vertu sédative d’un acte de bonté, même vaine, que cet effort dans le vide, qui m’a rappelé l’empressement comique d’Auguste dans les intermèdes de l’Hippodrome, a paru soulager le miséreux qui repart en souriant à Dingo. Et moi, repoussant la grotesque image du clown un instant évoquée, je m’attendris…
Ah ! comme je m’attendris sur l’homme et sur le chien I
Nous restons quelques secondes à suivre de l’œil l’homme et la voiture qui vont tortillant, dévalant, s’éloignant allègrement.
Mais voici que de gros nuages noirs ont envahi le ciel et voilé le soleil. Quelques gouttes de pluie tombent sur la route… Un roulement de tonnerre encore lointain se fait entendre. Et le vent qui vient vers nous commence à coucher, dans la vallée, la cime des peupliers.
— Allons, Dingo, rentrons…
Dingo no peut se décider à rebrousser chemin. Il regarde toujours la voiture qui n’est plus maintenant qu’un point gris sur la route et qui se confond enfin avec les premières maisons de Montbiron.
Le lendemain, dès l’aube, le bruit circule qu’un horrible crime a été commis la veille au soir, à Montbiron. C’est le laitier, Antoine Maugendre, qui en a porté la nouvelle à Ponteilles. On raconte qu’une enfant de douze ans, la petite Marguerite Radicet, fille du coquetier Charles Radicet, a été violentée, puis assassinée — d’autres prétendent assassinée, puis violentée — par un chemineau à qui M. Radicet a donné l’hospitalité.
— Voilà ce que c’est que de faire du bien ! Telle est la première opinion qui s’exprime sur cette affaire, un peu partout. D’autres déclarent :
— Ah I si ça s’était passé ici… Ah bien merci ! Ah ! nom d’un chien !
(...)
Le petit homme leva les paupières. Il ne regarda rien, ni la cour, ni le banc des juges, ni le public entassé sur les gradins. Il regarda seulement du coin de l’œil les gendarmes qui lui donnaient quelques bourrades dans le dos, comme pour le réveiller… Alors il reprit :
— J’aime les enfants… monsieur le juge…
— Vous l’avez déjà dit cent fois… C’est entendu… interrompit encore le président, qui, les deux poings au bras du fauteuil, se tournait et se retournait sur son siège avec impatience… Nous allons voir comment vous les aimez !…
— Les petites filles… surtout… appuya l’accusé… Je la prends par le bras, pour l’embrasser gentiment… comme un père embrasse ses enfants… Mais, la voilà qui se met à crier… à crier… et elle laisse tomber la soupière, qui se brise sur ma jambe, ma jambe malade, comme de juste… « Sacrée petite maladroite ! » que je lui dis… Elle se met à crier plus fort… plus fort… à crier comme si on l’étranglait… « Mais tais-toi donc ! » que je lui dis. . . « Pourquoi cries-tu comme ça ? ». Et comme elle criait toujours, je lui mets la main sur la bouche… pour l’empêcher de crier… Alors, elle me mord la main, la petite enragée… elle me mord jusqu’au sang… « Ah ! la mauvaise enfant ! » que je dis… « la mauvaise enfant !… » Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur le juge ?
Et il montra sa main gauche, sur laquelle deux cicatrices blanches apparaissaient au creux de la paume…
Le président bondit sur son siège.
— Accusé ! s’écria-il, je vous défends de m’interpeller… C’est indécent.
Humble et calme et la main tendue vers eux, Coquereux se tourna vers le banc des jurés :
— Je le demande à messieurs les jurés qui sont de vrais bons pères de famille… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? je l'ai prise par le cou, comme de juste… je l'ai serrée un peu… pas beaucoup… un peu seulement… Un cou de fillette, pensez bien… j’en avais pas gros dans la main… Comme une petite branche de coudrier, dans la main… Je ne voulais pas lui faire du mal, à cette petite… J’aime les enfants… Mais elle se débattait, elle essayait de me griffer les yeux, avec ses doigts. J’ai serré plus fort, comme de juste… enfin jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus un mouvement… « La voilà redevenue sage », que je me dis… Et j’ai retiré mes mains de dessus son cou… Vous ne me croyez pas, messieurs les jurés… Et, pourtant c’est la vérité… La voilà qui tombe, comme une masse, sans un cri, en travers de mes jambes… la tête et les mains, dans la paille… Je crus d’abord que c’était une farce à elle, comme de juste… « Hé ! petite… allons, petite, que je lui dis… Viens me faire mignon ! » Elle ne bouge pas… elle ne répond pas… Et elle n’a jamais plus bougé… Ma foi !… elle était morte…
Un cri d’horreur souleva, dans l'auditoire, toutes les poitrines.
— Silence ! cria le président. Et, s’adressant à l’assassin.
— Elle était morte… bon ! constata— t-il.. Elle était bien morte… très bien !… après ?… que s’est-il passé ?
— J’ai eu du deuil, monsieur le juge…
— Ce n’est pas ce que je vous demande… Que s’est-il passé ?… Répondez.
Il hésitait à répondre… Il n’avait pas de honte… Mais je pense qu’il cherchait une formule convenable qui ne blessât la pudeur de personne. Cet assassin n’était pas un pornographe. Il baissait pudiquement les yeux et à plusieurs reprises se passa les doigts sous le nez. Et il balbutia :
— Elle était en travers de moi… comme de juste… Alors… Eh bien oui, là ! je me suis contenté…
Et il ajouta comme pour atténuer l’effet de cette réponse discrète et pour en appeler à la pitié du public…
— On est veuf… on est pauvre… On a pas souvent l’occasion…
— Allez vous asseoir…
Et le petit homme, au milieu des cris de protestation de l’auditoire qui voulait la mort, ne fut condamné qu’à vingt ans de travaux forcés..
En sortant de la Cour d’assises, je fis d’amères réflexions sur moi et sur Dingo.
Quand j’avais rencontré le petit homme sur la route, traînant sa voiture, si je lui avais donné
quelque argent — ce qu’humainement, j’aurais dû faire — il eût sûrement trouvé un abri, autre part que chez les Radicet, et j’eusse ainsi évité — pour quelques sous — ces deux choses également déplorables, le crime d’un homme et la mort d’une petite fille… Comment n’y avais-je pas songé ?… Celle idée tardive me causa beaucoup de remords…
Quant à Dingo, je ne sais plus que penser de lui et de cette psychologie fameuse que je vantais à tout le monde. Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas tant son goût d’immoralisme que cette erreur de perspicacité qui l’avait fait se jeter dans les bras d’un criminel si peu prestigieux. Pouvais-je admettre à sa décharge que ce geste, en apparence scandaleux, correspondit à un désir d’évangélisation ? C’était bien improbable… Alors, quoi ?… Je voulus me rassurer par ce fait que les jurés, qui sont « de vrais bons pères de famille », avaient ressenti eux aussi, à un degré moindre que Dingo, mais ressenti tout de même, de la pitié pour cet assassin, puisque, pouvant le condamner à mort, ils trouvaient à son crime des circonstances atténuantes… Mais au fond, je n’étais pas très tranquille…
Je me tire des cas difficiles en me disant que la question qui m’embarrasse dépasse l’entendement humain. Cela concilie mon peu d’imagination et ma paresse… Je ne cherchais donc pas à approfondir celle-là davantage. D’ailleurs, au fond, elle ne m’intéressait que médiocrement ; mais une autre question se dressait plus angoissante.
Allais-je désormais ne plus me fier au jugement de Dingo ? .. Et comment ferais-je pour me diriger dans la vie ?…
Je dois dire que, jusqu’ici, en dehors de cette immoralité, de cette amoralité sociale, qu’il partageait d’ailleurs avec beaucoup de grands philosophes et sur laquelle par conséquent on pouvait discuter, sa connaissance de l’âme humaine, sa clairvoyance en toutes choses tenaient vraiment du prodige. J’avais fini par m’y fier aveuglément. Je me détournais de l’homme envers qui Dingo montrait de la méfiance, de la haine. J’acceptais, sans discussion, celui à qui Dingo manifestait de l’amitié. On me reprochait quelquefois mes brusques sautes d’affection. On me disait :
— Comme tu es drôle ? .. Pourquoi as-tu rompu avec un tel ? ..
Je répondais simplement :
— Dingo ne l’aime pas…
Et ma conscience était en paix.
Fallait-il donc maintenant que ma conscience fût à jamais troublée et que je m’obligeasse, à cause de lui, à réviser le procès de toutes mes amitiés perdues ?
La vérité est que Dingo sentait ce qu’il y avait de mauvais, de putride dans l'âme des hommes, comme il reniflait l’odeur des petits cadavres d’animaux enfouis profondément dans la terre… Mais, aimant la pourriture, peut-être négligeait-il, détestait-il ceux qui n’en portaient pas l’odeur…
Quand je repense à tout cela, je me demande si j’ai eu raison de l’écouter et de lui sacrifier avec tant de légèreté tant de choses et tant de gens que j’aimais ?…
Même, en admettant qu’il ne se trompât point, m’a-t-il épargné du moins les démarches humiliantes, les ridicules sentimentaux, les déceptions, les erreurs, et toute cette tristesse affreuse des reniements, des trahisons ?… Je n’ose répondre h cette terrible question… Je n’en sais rien… je n’en veux rien savoir…
Ce que je sais, c’est que, grâce à lui, je suis enfin parvenu à cet admirable état, à cet état divin d’insociabilité, dont les philosophes pessimistes et les poètes décadents disent que c’est un état de parfait bonheur.
Parfait bonheur, soit… mais bonheur souvent bien douloureux.
Toutes les fois où, par un sot esprit de contradiction et aussi par une sotte protestation d’homme qui ne veut pas se laisser mener par les caprices et les billevesées d’un chien, toutes les fois où je m’acharnai à résister aux avertissements de Dingo, j’eus lieu de m’en repentir cruellement.
Nous montons une côte raide, raboteuse, dont le sol rouge semble une coulée de fonte sous l'implacable soleil. Je vois de nombreux escadrons de fourmis traverser la chaussée, se hâter vers des razzias et des massacres.
À quelques pas devant nous, un petit homme déjà vieux, et qui boite, la poitrine sanglée d’une bricole de cuir, un mouchoir bleu lui couvrant la nuque, traîne péniblement une charette à bras chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute. La misère l’a chassé de quelque part et il va quelque part, comme tout le monde, vers une autre misère… Nous le dépassons.
— Bon Dieu ! souffle-t-il, sans se tourner vers moi… Bon Dieu, qu’il fait chaud !
Il s’arrête un moment, pour reprendre haleine et il essuie du revers de sa manche poussiéreuse son front ruisselant de sueur.
Dingo, lui aussi, s’est arrêté, les yeux fixés sur le petit homme qui continue de geindre. Il semble réfléchir profondément. Et, peu à peu, il oublie son essoufflement, ne sent plus sa fatigue. Il se redresse, les oreilles hautes, sa queue bat, époussette l’air par mouvements précipités. Puis, gravement, il vient près de l’homme, se range tout contre l’homme, de façon que ses flancs louchent les jambes du pauvre diable. Il a l’air de lui dire :
— Fais-moi un peu de place que je t’aide…
L’homme sourit et rajuste la bricole sur sa poitrine.
— Attends, mon garçon… attends un peu… murmure-t-il.
Sa figure est ravagée, mais point méchante… Ce n’est qu’une pauvre figure, grisâtre, abêtie par la fatigue, sur laquelle le malheur a creusé, de sa gorge, comme dans du bois vermoulu des trous rugueux.
Et telle est la vertu sédative d’un acte de bonté, même vaine, que cet effort dans le vide, qui m’a rappelé l’empressement comique d’Auguste dans les intermèdes de l’Hippodrome, a paru soulager le miséreux qui repart en souriant à Dingo. Et moi, repoussant la grotesque image du clown un instant évoquée, je m’attendris…
Ah ! comme je m’attendris sur l’homme et sur le chien I
Nous restons quelques secondes à suivre de l’œil l’homme et la voiture qui vont tortillant, dévalant, s’éloignant allègrement.
Mais voici que de gros nuages noirs ont envahi le ciel et voilé le soleil. Quelques gouttes de pluie tombent sur la route… Un roulement de tonnerre encore lointain se fait entendre. Et le vent qui vient vers nous commence à coucher, dans la vallée, la cime des peupliers.
— Allons, Dingo, rentrons…
Dingo no peut se décider à rebrousser chemin. Il regarde toujours la voiture qui n’est plus maintenant qu’un point gris sur la route et qui se confond enfin avec les premières maisons de Montbiron.
Le lendemain, dès l’aube, le bruit circule qu’un horrible crime a été commis la veille au soir, à Montbiron. C’est le laitier, Antoine Maugendre, qui en a porté la nouvelle à Ponteilles. On raconte qu’une enfant de douze ans, la petite Marguerite Radicet, fille du coquetier Charles Radicet, a été violentée, puis assassinée — d’autres prétendent assassinée, puis violentée — par un chemineau à qui M. Radicet a donné l’hospitalité.
— Voilà ce que c’est que de faire du bien ! Telle est la première opinion qui s’exprime sur cette affaire, un peu partout. D’autres déclarent :
— Ah I si ça s’était passé ici… Ah bien merci ! Ah ! nom d’un chien !
(...)
Le petit homme leva les paupières. Il ne regarda rien, ni la cour, ni le banc des juges, ni le public entassé sur les gradins. Il regarda seulement du coin de l’œil les gendarmes qui lui donnaient quelques bourrades dans le dos, comme pour le réveiller… Alors il reprit :
— J’aime les enfants… monsieur le juge…
— Vous l’avez déjà dit cent fois… C’est entendu… interrompit encore le président, qui, les deux poings au bras du fauteuil, se tournait et se retournait sur son siège avec impatience… Nous allons voir comment vous les aimez !…
— Les petites filles… surtout… appuya l’accusé… Je la prends par le bras, pour l’embrasser gentiment… comme un père embrasse ses enfants… Mais, la voilà qui se met à crier… à crier… et elle laisse tomber la soupière, qui se brise sur ma jambe, ma jambe malade, comme de juste… « Sacrée petite maladroite ! » que je lui dis… Elle se met à crier plus fort… plus fort… à crier comme si on l’étranglait… « Mais tais-toi donc ! » que je lui dis. . . « Pourquoi cries-tu comme ça ? ». Et comme elle criait toujours, je lui mets la main sur la bouche… pour l’empêcher de crier… Alors, elle me mord la main, la petite enragée… elle me mord jusqu’au sang… « Ah ! la mauvaise enfant ! » que je dis… « la mauvaise enfant !… » Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur le juge ?
Et il montra sa main gauche, sur laquelle deux cicatrices blanches apparaissaient au creux de la paume…
Le président bondit sur son siège.
— Accusé ! s’écria-il, je vous défends de m’interpeller… C’est indécent.
Humble et calme et la main tendue vers eux, Coquereux se tourna vers le banc des jurés :
— Je le demande à messieurs les jurés qui sont de vrais bons pères de famille… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? je l'ai prise par le cou, comme de juste… je l'ai serrée un peu… pas beaucoup… un peu seulement… Un cou de fillette, pensez bien… j’en avais pas gros dans la main… Comme une petite branche de coudrier, dans la main… Je ne voulais pas lui faire du mal, à cette petite… J’aime les enfants… Mais elle se débattait, elle essayait de me griffer les yeux, avec ses doigts. J’ai serré plus fort, comme de juste… enfin jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus un mouvement… « La voilà redevenue sage », que je me dis… Et j’ai retiré mes mains de dessus son cou… Vous ne me croyez pas, messieurs les jurés… Et, pourtant c’est la vérité… La voilà qui tombe, comme une masse, sans un cri, en travers de mes jambes… la tête et les mains, dans la paille… Je crus d’abord que c’était une farce à elle, comme de juste… « Hé ! petite… allons, petite, que je lui dis… Viens me faire mignon ! » Elle ne bouge pas… elle ne répond pas… Et elle n’a jamais plus bougé… Ma foi !… elle était morte…
Un cri d’horreur souleva, dans l'auditoire, toutes les poitrines.
— Silence ! cria le président. Et, s’adressant à l’assassin.
— Elle était morte… bon ! constata— t-il.. Elle était bien morte… très bien !… après ?… que s’est-il passé ?
— J’ai eu du deuil, monsieur le juge…
— Ce n’est pas ce que je vous demande… Que s’est-il passé ?… Répondez.
Il hésitait à répondre… Il n’avait pas de honte… Mais je pense qu’il cherchait une formule convenable qui ne blessât la pudeur de personne. Cet assassin n’était pas un pornographe. Il baissait pudiquement les yeux et à plusieurs reprises se passa les doigts sous le nez. Et il balbutia :
— Elle était en travers de moi… comme de juste… Alors… Eh bien oui, là ! je me suis contenté…
Et il ajouta comme pour atténuer l’effet de cette réponse discrète et pour en appeler à la pitié du public…
— On est veuf… on est pauvre… On a pas souvent l’occasion…
— Allez vous asseoir…
Et le petit homme, au milieu des cris de protestation de l’auditoire qui voulait la mort, ne fut condamné qu’à vingt ans de travaux forcés..
En sortant de la Cour d’assises, je fis d’amères réflexions sur moi et sur Dingo.
Quand j’avais rencontré le petit homme sur la route, traînant sa voiture, si je lui avais donné
quelque argent — ce qu’humainement, j’aurais dû faire — il eût sûrement trouvé un abri, autre part que chez les Radicet, et j’eusse ainsi évité — pour quelques sous — ces deux choses également déplorables, le crime d’un homme et la mort d’une petite fille… Comment n’y avais-je pas songé ?… Celle idée tardive me causa beaucoup de remords…
Quant à Dingo, je ne sais plus que penser de lui et de cette psychologie fameuse que je vantais à tout le monde. Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas tant son goût d’immoralisme que cette erreur de perspicacité qui l’avait fait se jeter dans les bras d’un criminel si peu prestigieux. Pouvais-je admettre à sa décharge que ce geste, en apparence scandaleux, correspondit à un désir d’évangélisation ? C’était bien improbable… Alors, quoi ?… Je voulus me rassurer par ce fait que les jurés, qui sont « de vrais bons pères de famille », avaient ressenti eux aussi, à un degré moindre que Dingo, mais ressenti tout de même, de la pitié pour cet assassin, puisque, pouvant le condamner à mort, ils trouvaient à son crime des circonstances atténuantes… Mais au fond, je n’étais pas très tranquille…
Je me tire des cas difficiles en me disant que la question qui m’embarrasse dépasse l’entendement humain. Cela concilie mon peu d’imagination et ma paresse… Je ne cherchais donc pas à approfondir celle-là davantage. D’ailleurs, au fond, elle ne m’intéressait que médiocrement ; mais une autre question se dressait plus angoissante.
Allais-je désormais ne plus me fier au jugement de Dingo ? .. Et comment ferais-je pour me diriger dans la vie ?…
Je dois dire que, jusqu’ici, en dehors de cette immoralité, de cette amoralité sociale, qu’il partageait d’ailleurs avec beaucoup de grands philosophes et sur laquelle par conséquent on pouvait discuter, sa connaissance de l’âme humaine, sa clairvoyance en toutes choses tenaient vraiment du prodige. J’avais fini par m’y fier aveuglément. Je me détournais de l’homme envers qui Dingo montrait de la méfiance, de la haine. J’acceptais, sans discussion, celui à qui Dingo manifestait de l’amitié. On me reprochait quelquefois mes brusques sautes d’affection. On me disait :
— Comme tu es drôle ? .. Pourquoi as-tu rompu avec un tel ? ..
Je répondais simplement :
— Dingo ne l’aime pas…
Et ma conscience était en paix.
Fallait-il donc maintenant que ma conscience fût à jamais troublée et que je m’obligeasse, à cause de lui, à réviser le procès de toutes mes amitiés perdues ?
La vérité est que Dingo sentait ce qu’il y avait de mauvais, de putride dans l'âme des hommes, comme il reniflait l’odeur des petits cadavres d’animaux enfouis profondément dans la terre… Mais, aimant la pourriture, peut-être négligeait-il, détestait-il ceux qui n’en portaient pas l’odeur…
Quand je repense à tout cela, je me demande si j’ai eu raison de l’écouter et de lui sacrifier avec tant de légèreté tant de choses et tant de gens que j’aimais ?…
Même, en admettant qu’il ne se trompât point, m’a-t-il épargné du moins les démarches humiliantes, les ridicules sentimentaux, les déceptions, les erreurs, et toute cette tristesse affreuse des reniements, des trahisons ?… Je n’ose répondre h cette terrible question… Je n’en sais rien… je n’en veux rien savoir…
Ce que je sais, c’est que, grâce à lui, je suis enfin parvenu à cet admirable état, à cet état divin d’insociabilité, dont les philosophes pessimistes et les poètes décadents disent que c’est un état de parfait bonheur.
Parfait bonheur, soit… mais bonheur souvent bien douloureux.
Toutes les fois où, par un sot esprit de contradiction et aussi par une sotte protestation d’homme qui ne veut pas se laisser mener par les caprices et les billevesées d’un chien, toutes les fois où je m’acharnai à résister aux avertissements de Dingo, j’eus lieu de m’en repentir cruellement.
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