Et Dingo, derrière moi, sur mes talons,
la tête basse, haletant d’avoir trop couru, tire une langue très longue, très
rouge, d’où tombent des gouttes de sueur.
Nous montons une côte raide, raboteuse, dont le sol rouge semble une coulée de fonte sous l'implacable soleil. Je vois de nombreux escadrons de fourmis traverser la chaussée, se hâter vers des razzias et des massacres.
À quelques pas devant nous, un petit homme déjà vieux, et qui boite, la poitrine sanglée d’une bricole de cuir, un mouchoir bleu lui couvrant la nuque, traîne péniblement une charette à bras chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute. La misère l’a chassé de quelque part et il va quelque part, comme tout le monde, vers une autre misère… Nous le dépassons.
— Bon Dieu ! souffle-t-il, sans se tourner vers moi… Bon Dieu, qu’il fait chaud !
Il s’arrête un moment, pour reprendre haleine et il essuie du revers de sa manche poussiéreuse son front ruisselant de sueur.
Dingo, lui aussi, s’est arrêté, les yeux fixés sur le petit homme qui continue de geindre. Il semble réfléchir profondément. Et, peu à peu, il oublie son essoufflement, ne sent plus sa fatigue. Il se redresse, les oreilles hautes, sa queue bat, époussette l’air par mouvements précipités. Puis, gravement, il vient près de l’homme, se range tout contre l’homme, de façon que ses flancs louchent les jambes du pauvre diable. Il a l’air de lui dire :
— Fais-moi un peu de place que je t’aide…
L’homme sourit et rajuste la bricole sur sa poitrine.
— Attends, mon garçon… attends un peu… murmure-t-il.
Sa figure est ravagée, mais point méchante… Ce n’est qu’une pauvre figure, grisâtre, abêtie par la fatigue, sur laquelle le malheur a creusé, de sa gorge, comme dans du bois vermoulu des trous rugueux.
Et telle est la vertu sédative d’un acte de bonté, même vaine, que cet effort dans le vide, qui m’a rappelé l’empressement comique d’Auguste dans les intermèdes de l’Hippodrome, a paru soulager le miséreux qui repart en souriant à Dingo. Et moi, repoussant la grotesque image du clown un instant évoquée, je m’attendris…
Ah ! comme je m’attendris sur l’homme et sur le chien I
Nous restons quelques secondes à suivre de l’œil l’homme et la voiture qui vont tortillant, dévalant, s’éloignant allègrement.
Mais voici que de gros nuages noirs ont envahi le ciel et voilé le soleil. Quelques gouttes de pluie tombent sur la route… Un roulement de tonnerre encore lointain se fait entendre. Et le vent qui vient vers nous commence à coucher, dans la vallée, la cime des peupliers.
— Allons, Dingo, rentrons…
Dingo no peut se décider à rebrousser chemin. Il regarde toujours la voiture qui n’est plus maintenant qu’un point gris sur la route et qui se confond enfin avec les premières maisons de Montbiron.
Le lendemain, dès l’aube, le bruit circule qu’un horrible crime a été commis la veille au soir, à Montbiron. C’est le laitier, Antoine Maugendre, qui en a porté la nouvelle à Ponteilles. On raconte qu’une enfant de douze ans, la petite Marguerite Radicet, fille du coquetier Charles Radicet, a été violentée, puis assassinée — d’autres prétendent assassinée, puis violentée — par un chemineau à qui M. Radicet a donné l’hospitalité.
— Voilà ce que c’est que de faire du bien ! Telle est la première opinion qui s’exprime sur cette affaire, un peu partout. D’autres déclarent :
— Ah I si ça s’était passé ici… Ah bien merci ! Ah ! nom d’un chien !
(...)
Le petit homme leva les paupières. Il ne regarda rien, ni la cour, ni le banc des juges, ni le public entassé sur les gradins. Il regarda seulement du coin de l’œil les gendarmes qui lui donnaient quelques bourrades dans le dos, comme pour le réveiller… Alors il reprit :
— J’aime les enfants… monsieur le juge…
— Vous l’avez déjà dit cent fois… C’est entendu… interrompit encore le président, qui, les deux poings au bras du fauteuil, se tournait et se retournait sur son siège avec impatience… Nous allons voir comment vous les aimez !…
— Les petites filles… surtout… appuya l’accusé… Je la prends par le bras, pour l’embrasser gentiment… comme un père embrasse ses enfants… Mais, la voilà qui se met à crier… à crier… et elle laisse tomber la soupière, qui se brise sur ma jambe, ma jambe malade, comme de juste… « Sacrée petite maladroite ! » que je lui dis… Elle se met à crier plus fort… plus fort… à crier comme si on l’étranglait… « Mais tais-toi donc ! » que je lui dis. . . « Pourquoi cries-tu comme ça ? ». Et comme elle criait toujours, je lui mets la main sur la bouche… pour l’empêcher de crier… Alors, elle me mord la main, la petite enragée… elle me mord jusqu’au sang… « Ah ! la mauvaise enfant ! » que je dis… « la mauvaise enfant !… » Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur le juge ?
Et il montra sa main gauche, sur laquelle deux cicatrices blanches apparaissaient au creux de la paume…
Le président bondit sur son siège.
— Accusé ! s’écria-il, je vous défends de m’interpeller… C’est indécent.
Humble et calme et la main tendue vers eux, Coquereux se tourna vers le banc des jurés :
— Je le demande à messieurs les jurés qui sont de vrais bons pères de famille… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? je l'ai prise par le cou, comme de juste… je l'ai serrée un peu… pas beaucoup… un peu seulement… Un cou de fillette, pensez bien… j’en avais pas gros dans la main… Comme une petite branche de coudrier, dans la main… Je ne voulais pas lui faire du mal, à cette petite… J’aime les enfants… Mais elle se débattait, elle essayait de me griffer les yeux, avec ses doigts. J’ai serré plus fort, comme de juste… enfin jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus un mouvement… « La voilà redevenue sage », que je me dis… Et j’ai retiré mes mains de dessus son cou… Vous ne me croyez pas, messieurs les jurés… Et, pourtant c’est la vérité… La voilà qui tombe, comme une masse, sans un cri, en travers de mes jambes… la tête et les mains, dans la paille… Je crus d’abord que c’était une farce à elle, comme de juste… « Hé ! petite… allons, petite, que je lui dis… Viens me faire mignon ! » Elle ne bouge pas… elle ne répond pas… Et elle n’a jamais plus bougé… Ma foi !… elle était morte…
Un cri d’horreur souleva, dans l'auditoire, toutes les poitrines.
— Silence ! cria le président. Et, s’adressant à l’assassin.
— Elle était morte… bon ! constata— t-il.. Elle était bien morte… très bien !… après ?… que s’est-il passé ?
— J’ai eu du deuil, monsieur le juge…
— Ce n’est pas ce que je vous demande… Que s’est-il passé ?… Répondez.
Il hésitait à répondre… Il n’avait pas de honte… Mais je pense qu’il cherchait une formule convenable qui ne blessât la pudeur de personne. Cet assassin n’était pas un pornographe. Il baissait pudiquement les yeux et à plusieurs reprises se passa les doigts sous le nez. Et il balbutia :
— Elle était en travers de moi… comme de juste… Alors… Eh bien oui, là ! je me suis contenté…
Et il ajouta comme pour atténuer l’effet de cette réponse discrète et pour en appeler à la pitié du public…
— On est veuf… on est pauvre… On a pas souvent l’occasion…
— Allez vous asseoir…
Et le petit homme, au milieu des cris de protestation de l’auditoire qui voulait la mort, ne fut condamné qu’à vingt ans de travaux forcés..
En sortant de la Cour d’assises, je fis d’amères réflexions sur moi et sur Dingo.
Quand j’avais rencontré le petit homme sur la route, traînant sa voiture, si je lui avais donné
quelque argent — ce qu’humainement, j’aurais dû faire — il eût sûrement trouvé un abri, autre part que chez les Radicet, et j’eusse ainsi évité — pour quelques sous — ces deux choses également déplorables, le crime d’un homme et la mort d’une petite fille… Comment n’y avais-je pas songé ?… Celle idée tardive me causa beaucoup de remords…
Quant à Dingo, je ne sais plus que penser de lui et de cette psychologie fameuse que je vantais à tout le monde. Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas tant son goût d’immoralisme que cette erreur de perspicacité qui l’avait fait se jeter dans les bras d’un criminel si peu prestigieux. Pouvais-je admettre à sa décharge que ce geste, en apparence scandaleux, correspondit à un désir d’évangélisation ? C’était bien improbable… Alors, quoi ?… Je voulus me rassurer par ce fait que les jurés, qui sont « de vrais bons pères de famille », avaient ressenti eux aussi, à un degré moindre que Dingo, mais ressenti tout de même, de la pitié pour cet assassin, puisque, pouvant le condamner à mort, ils trouvaient à son crime des circonstances atténuantes… Mais au fond, je n’étais pas très tranquille…
Je me tire des cas difficiles en me disant que la question qui m’embarrasse dépasse l’entendement humain. Cela concilie mon peu d’imagination et ma paresse… Je ne cherchais donc pas à approfondir celle-là davantage. D’ailleurs, au fond, elle ne m’intéressait que médiocrement ; mais une autre question se dressait plus angoissante.
Allais-je désormais ne plus me fier au jugement de Dingo ? .. Et comment ferais-je pour me diriger dans la vie ?…
Je dois dire que, jusqu’ici, en dehors de cette immoralité, de cette amoralité sociale, qu’il partageait d’ailleurs avec beaucoup de grands philosophes et sur laquelle par conséquent on pouvait discuter, sa connaissance de l’âme humaine, sa clairvoyance en toutes choses tenaient vraiment du prodige. J’avais fini par m’y fier aveuglément. Je me détournais de l’homme envers qui Dingo montrait de la méfiance, de la haine. J’acceptais, sans discussion, celui à qui Dingo manifestait de l’amitié. On me reprochait quelquefois mes brusques sautes d’affection. On me disait :
— Comme tu es drôle ? .. Pourquoi as-tu rompu avec un tel ? ..
Je répondais simplement :
— Dingo ne l’aime pas…
Et ma conscience était en paix.
Fallait-il donc maintenant que ma conscience fût à jamais troublée et que je m’obligeasse, à cause de lui, à réviser le procès de toutes mes amitiés perdues ?
La vérité est que Dingo sentait ce qu’il y avait de mauvais, de putride dans l'âme des hommes, comme il reniflait l’odeur des petits cadavres d’animaux enfouis profondément dans la terre… Mais, aimant la pourriture, peut-être négligeait-il, détestait-il ceux qui n’en portaient pas l’odeur…
Quand je repense à tout cela, je me demande si j’ai eu raison de l’écouter et de lui sacrifier avec tant de légèreté tant de choses et tant de gens que j’aimais ?…
Même, en admettant qu’il ne se trompât point, m’a-t-il épargné du moins les démarches humiliantes, les ridicules sentimentaux, les déceptions, les erreurs, et toute cette tristesse affreuse des reniements, des trahisons ?… Je n’ose répondre h cette terrible question… Je n’en sais rien… je n’en veux rien savoir…
Ce que je sais, c’est que, grâce à lui, je suis enfin parvenu à cet admirable état, à cet état divin d’insociabilité, dont les philosophes pessimistes et les poètes décadents disent que c’est un état de parfait bonheur.
Parfait bonheur, soit… mais bonheur souvent bien douloureux.
Toutes les fois où, par un sot esprit de contradiction et aussi par une sotte protestation d’homme qui ne veut pas se laisser mener par les caprices et les billevesées d’un chien, toutes les fois où je m’acharnai à résister aux avertissements de Dingo, j’eus lieu de m’en repentir cruellement.
Nous montons une côte raide, raboteuse, dont le sol rouge semble une coulée de fonte sous l'implacable soleil. Je vois de nombreux escadrons de fourmis traverser la chaussée, se hâter vers des razzias et des massacres.
À quelques pas devant nous, un petit homme déjà vieux, et qui boite, la poitrine sanglée d’une bricole de cuir, un mouchoir bleu lui couvrant la nuque, traîne péniblement une charette à bras chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute. La misère l’a chassé de quelque part et il va quelque part, comme tout le monde, vers une autre misère… Nous le dépassons.
— Bon Dieu ! souffle-t-il, sans se tourner vers moi… Bon Dieu, qu’il fait chaud !
Il s’arrête un moment, pour reprendre haleine et il essuie du revers de sa manche poussiéreuse son front ruisselant de sueur.
Dingo, lui aussi, s’est arrêté, les yeux fixés sur le petit homme qui continue de geindre. Il semble réfléchir profondément. Et, peu à peu, il oublie son essoufflement, ne sent plus sa fatigue. Il se redresse, les oreilles hautes, sa queue bat, époussette l’air par mouvements précipités. Puis, gravement, il vient près de l’homme, se range tout contre l’homme, de façon que ses flancs louchent les jambes du pauvre diable. Il a l’air de lui dire :
— Fais-moi un peu de place que je t’aide…
L’homme sourit et rajuste la bricole sur sa poitrine.
— Attends, mon garçon… attends un peu… murmure-t-il.
Sa figure est ravagée, mais point méchante… Ce n’est qu’une pauvre figure, grisâtre, abêtie par la fatigue, sur laquelle le malheur a creusé, de sa gorge, comme dans du bois vermoulu des trous rugueux.
Et telle est la vertu sédative d’un acte de bonté, même vaine, que cet effort dans le vide, qui m’a rappelé l’empressement comique d’Auguste dans les intermèdes de l’Hippodrome, a paru soulager le miséreux qui repart en souriant à Dingo. Et moi, repoussant la grotesque image du clown un instant évoquée, je m’attendris…
Ah ! comme je m’attendris sur l’homme et sur le chien I
Nous restons quelques secondes à suivre de l’œil l’homme et la voiture qui vont tortillant, dévalant, s’éloignant allègrement.
Mais voici que de gros nuages noirs ont envahi le ciel et voilé le soleil. Quelques gouttes de pluie tombent sur la route… Un roulement de tonnerre encore lointain se fait entendre. Et le vent qui vient vers nous commence à coucher, dans la vallée, la cime des peupliers.
— Allons, Dingo, rentrons…
Dingo no peut se décider à rebrousser chemin. Il regarde toujours la voiture qui n’est plus maintenant qu’un point gris sur la route et qui se confond enfin avec les premières maisons de Montbiron.
Le lendemain, dès l’aube, le bruit circule qu’un horrible crime a été commis la veille au soir, à Montbiron. C’est le laitier, Antoine Maugendre, qui en a porté la nouvelle à Ponteilles. On raconte qu’une enfant de douze ans, la petite Marguerite Radicet, fille du coquetier Charles Radicet, a été violentée, puis assassinée — d’autres prétendent assassinée, puis violentée — par un chemineau à qui M. Radicet a donné l’hospitalité.
— Voilà ce que c’est que de faire du bien ! Telle est la première opinion qui s’exprime sur cette affaire, un peu partout. D’autres déclarent :
— Ah I si ça s’était passé ici… Ah bien merci ! Ah ! nom d’un chien !
(...)
Le petit homme leva les paupières. Il ne regarda rien, ni la cour, ni le banc des juges, ni le public entassé sur les gradins. Il regarda seulement du coin de l’œil les gendarmes qui lui donnaient quelques bourrades dans le dos, comme pour le réveiller… Alors il reprit :
— J’aime les enfants… monsieur le juge…
— Vous l’avez déjà dit cent fois… C’est entendu… interrompit encore le président, qui, les deux poings au bras du fauteuil, se tournait et se retournait sur son siège avec impatience… Nous allons voir comment vous les aimez !…
— Les petites filles… surtout… appuya l’accusé… Je la prends par le bras, pour l’embrasser gentiment… comme un père embrasse ses enfants… Mais, la voilà qui se met à crier… à crier… et elle laisse tomber la soupière, qui se brise sur ma jambe, ma jambe malade, comme de juste… « Sacrée petite maladroite ! » que je lui dis… Elle se met à crier plus fort… plus fort… à crier comme si on l’étranglait… « Mais tais-toi donc ! » que je lui dis. . . « Pourquoi cries-tu comme ça ? ». Et comme elle criait toujours, je lui mets la main sur la bouche… pour l’empêcher de crier… Alors, elle me mord la main, la petite enragée… elle me mord jusqu’au sang… « Ah ! la mauvaise enfant ! » que je dis… « la mauvaise enfant !… » Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur le juge ?
Et il montra sa main gauche, sur laquelle deux cicatrices blanches apparaissaient au creux de la paume…
Le président bondit sur son siège.
— Accusé ! s’écria-il, je vous défends de m’interpeller… C’est indécent.
Humble et calme et la main tendue vers eux, Coquereux se tourna vers le banc des jurés :
— Je le demande à messieurs les jurés qui sont de vrais bons pères de famille… Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? je l'ai prise par le cou, comme de juste… je l'ai serrée un peu… pas beaucoup… un peu seulement… Un cou de fillette, pensez bien… j’en avais pas gros dans la main… Comme une petite branche de coudrier, dans la main… Je ne voulais pas lui faire du mal, à cette petite… J’aime les enfants… Mais elle se débattait, elle essayait de me griffer les yeux, avec ses doigts. J’ai serré plus fort, comme de juste… enfin jusqu’à ce qu’elle ne fasse plus un mouvement… « La voilà redevenue sage », que je me dis… Et j’ai retiré mes mains de dessus son cou… Vous ne me croyez pas, messieurs les jurés… Et, pourtant c’est la vérité… La voilà qui tombe, comme une masse, sans un cri, en travers de mes jambes… la tête et les mains, dans la paille… Je crus d’abord que c’était une farce à elle, comme de juste… « Hé ! petite… allons, petite, que je lui dis… Viens me faire mignon ! » Elle ne bouge pas… elle ne répond pas… Et elle n’a jamais plus bougé… Ma foi !… elle était morte…
Un cri d’horreur souleva, dans l'auditoire, toutes les poitrines.
— Silence ! cria le président. Et, s’adressant à l’assassin.
— Elle était morte… bon ! constata— t-il.. Elle était bien morte… très bien !… après ?… que s’est-il passé ?
— J’ai eu du deuil, monsieur le juge…
— Ce n’est pas ce que je vous demande… Que s’est-il passé ?… Répondez.
Il hésitait à répondre… Il n’avait pas de honte… Mais je pense qu’il cherchait une formule convenable qui ne blessât la pudeur de personne. Cet assassin n’était pas un pornographe. Il baissait pudiquement les yeux et à plusieurs reprises se passa les doigts sous le nez. Et il balbutia :
— Elle était en travers de moi… comme de juste… Alors… Eh bien oui, là ! je me suis contenté…
Et il ajouta comme pour atténuer l’effet de cette réponse discrète et pour en appeler à la pitié du public…
— On est veuf… on est pauvre… On a pas souvent l’occasion…
— Allez vous asseoir…
Et le petit homme, au milieu des cris de protestation de l’auditoire qui voulait la mort, ne fut condamné qu’à vingt ans de travaux forcés..
En sortant de la Cour d’assises, je fis d’amères réflexions sur moi et sur Dingo.
Quand j’avais rencontré le petit homme sur la route, traînant sa voiture, si je lui avais donné
quelque argent — ce qu’humainement, j’aurais dû faire — il eût sûrement trouvé un abri, autre part que chez les Radicet, et j’eusse ainsi évité — pour quelques sous — ces deux choses également déplorables, le crime d’un homme et la mort d’une petite fille… Comment n’y avais-je pas songé ?… Celle idée tardive me causa beaucoup de remords…
Quant à Dingo, je ne sais plus que penser de lui et de cette psychologie fameuse que je vantais à tout le monde. Ce qui m’inquiétait, ce n’était pas tant son goût d’immoralisme que cette erreur de perspicacité qui l’avait fait se jeter dans les bras d’un criminel si peu prestigieux. Pouvais-je admettre à sa décharge que ce geste, en apparence scandaleux, correspondit à un désir d’évangélisation ? C’était bien improbable… Alors, quoi ?… Je voulus me rassurer par ce fait que les jurés, qui sont « de vrais bons pères de famille », avaient ressenti eux aussi, à un degré moindre que Dingo, mais ressenti tout de même, de la pitié pour cet assassin, puisque, pouvant le condamner à mort, ils trouvaient à son crime des circonstances atténuantes… Mais au fond, je n’étais pas très tranquille…
Je me tire des cas difficiles en me disant que la question qui m’embarrasse dépasse l’entendement humain. Cela concilie mon peu d’imagination et ma paresse… Je ne cherchais donc pas à approfondir celle-là davantage. D’ailleurs, au fond, elle ne m’intéressait que médiocrement ; mais une autre question se dressait plus angoissante.
Allais-je désormais ne plus me fier au jugement de Dingo ? .. Et comment ferais-je pour me diriger dans la vie ?…
Je dois dire que, jusqu’ici, en dehors de cette immoralité, de cette amoralité sociale, qu’il partageait d’ailleurs avec beaucoup de grands philosophes et sur laquelle par conséquent on pouvait discuter, sa connaissance de l’âme humaine, sa clairvoyance en toutes choses tenaient vraiment du prodige. J’avais fini par m’y fier aveuglément. Je me détournais de l’homme envers qui Dingo montrait de la méfiance, de la haine. J’acceptais, sans discussion, celui à qui Dingo manifestait de l’amitié. On me reprochait quelquefois mes brusques sautes d’affection. On me disait :
— Comme tu es drôle ? .. Pourquoi as-tu rompu avec un tel ? ..
Je répondais simplement :
— Dingo ne l’aime pas…
Et ma conscience était en paix.
Fallait-il donc maintenant que ma conscience fût à jamais troublée et que je m’obligeasse, à cause de lui, à réviser le procès de toutes mes amitiés perdues ?
La vérité est que Dingo sentait ce qu’il y avait de mauvais, de putride dans l'âme des hommes, comme il reniflait l’odeur des petits cadavres d’animaux enfouis profondément dans la terre… Mais, aimant la pourriture, peut-être négligeait-il, détestait-il ceux qui n’en portaient pas l’odeur…
Quand je repense à tout cela, je me demande si j’ai eu raison de l’écouter et de lui sacrifier avec tant de légèreté tant de choses et tant de gens que j’aimais ?…
Même, en admettant qu’il ne se trompât point, m’a-t-il épargné du moins les démarches humiliantes, les ridicules sentimentaux, les déceptions, les erreurs, et toute cette tristesse affreuse des reniements, des trahisons ?… Je n’ose répondre h cette terrible question… Je n’en sais rien… je n’en veux rien savoir…
Ce que je sais, c’est que, grâce à lui, je suis enfin parvenu à cet admirable état, à cet état divin d’insociabilité, dont les philosophes pessimistes et les poètes décadents disent que c’est un état de parfait bonheur.
Parfait bonheur, soit… mais bonheur souvent bien douloureux.
Toutes les fois où, par un sot esprit de contradiction et aussi par une sotte protestation d’homme qui ne veut pas se laisser mener par les caprices et les billevesées d’un chien, toutes les fois où je m’acharnai à résister aux avertissements de Dingo, j’eus lieu de m’en repentir cruellement.
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